CHAPITRE VIII

Les Véronais qui, ce jour-là, passèrent sur la piazza Bra, jurent qu’ils n’oublieront jamais le spectacle qui leur fut alors offert.

L’autocar arrivant de Milan venait de s’arrêter. Une grosse femme, jouant des coudes pour écarter de sa route ceux qui la gênaient, se précipitait sur la portière, que le chauffeur avait toutes les peines du monde à essayer d’ouvrir. Finalement, il s’emporta :

— Alors, la mama, vous me laissez ouvrir la porte, oui ou non ?

— Vous me ramenez le cadavre de mon mari ?

— Quoi ?

C’était bien la première fois qu’on posait une pareille question au chauffeur. Il en demeura cloué. Mais, le repoussant vivement, Romeo – la tête toujours bandée – apparut et Giulietta hurla :

— Romeo !

— Giulietta !

— Romeo, jure-moi que tu n’es pas mort ?

— Ma qué ! ça se voit, hé ?

— Pas tellement !

Pour lui prouver qu’il était bien vivant, le commissaire ouvrit enfin la portière, sauta à terre et se jeta dans les bras de sa femme. Tous deux s’étreignirent sous les regards amusés des curieux, que les deux tourtereaux ne voyaient pas. Déjà, se tenant par la main, ils s’éloignèrent lorsque le chauffeur cria :

— Votre valise, Signore !

 

*

* *

 

De retour dans leur appartement de la via Pietra d’où les bambini étaient absents, Giulietta et Romeo se firent mille caresses, heureux de se retrouver l’un près de l’autre dans leur cadre familier. Soudain, la signora Tarchinini s’écarta et prenant la tête de son mari dans ses mains :

— Tu es gravement blessé ?

— Mais non... Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus.

— Nous irons mettre un cierge à San Nicolo.

— Nous en mettrons pour toi, pour moi et pour tous les bambini !

Cette générosité suscita une nouvelle vague de tendresse dans le cœur des époux. Lorsqu’elle fut étale, ils se séparèrent et Giulietta s’exclama :

— Oh ! Romeo... toi ! comment as-tu pu me faire une chose pareille ?

— Ma qué ! bellissima, qu’est-ce que tu me racontes ?

—  Tu te déplais donc tant auprès de moi, que tu as voulu te faire tuer ?

— Que j’ai voulu... mais on m’a agressé par derrière !

— Jure-moi que tu ne souhaitais pas mourir ?

— En voilà une idée !

— Parce que je t’avertis que je ne le supporterais pas ! Il faudrait vraiment que tu sois un pas grand-chose pour oser me jouer un tour pareil et me laisser seule avec les bambini !

Romeo jura à sa femme qu’il était si heureux auprès d’elle qu’il n’envisageait pas de mourir fût-ce pour gagner le paradis, car il doutait d’y goûter une félicité qui pût se comparer à la sienne quand il était en compagnie de sa Giulietta et entouré des bambini.

La signora Tarchinini qui n’était pas encore rassasiée d’émotions fortes, voulut continuer le jeu.

— Tu dis ça, monstre ! Mais cette Teresa dont tu m’as parlé dans ta lettre... Avoue que tu avais un penchant pour elle ?

— Un tout petit...

Belle occasion pour Giulietta de se perdre dans un tonnerre de cris, de lamentations, de gémissements, d’imprécations. À bout de souffle elle finit par se laisser tomber dans son fauteuil et déclara :

— Dès demain, je vais aller la trouver cette maudite !

— Tais-toi !

Elle le regarda, surprise par le ton et, très vite, Romeo ajouta :

— Tais-toi malheureuse !... Le Ciel pourrait te prendre au mot.

— Et alors ?

— Teresa est morte.

— Morte ?

— Égorgée.

Giulietta émit un râle d’épouvante et grogna, ne voulant pas s’avouer vaincue :

— Et voilà le genre de femmes que tu fréquentes !

Ils se turent, tous deux, comme si d’avoir parlé de la mort, rendait leur bonheur sacrilège. Au bout d’un moment, Giulietta demanda d’une toute petite voix :

— Romeo...

— Oui ?

— Cette Teresa... elle était belle ?

— Oui.

 Plus belle que... que moi ?

Il leva les yeux vers le gros visage quelque peu bouffi par les larmes, légèrement marqué par l’âge et répondit tendrement :

— Non. Je n’en ai jamais rencontré de plus belles que toi.

Il était sincère.

 

 

FIN

 



[i] Soupe aux pâtes et aux pois chiches.

[ii] Une timbale de riz à la sauce tomate avec du poulet, des saucisses, des champignons et du fromage.